Emmanuel Guibert chez Vision Fugitive, Mattioli chez GRRR, Moebius chez nato, Foolz chez Bisou, Altan chez Label Bleu... La table présentant les disques ce soir-là en atteste : il y a des Allumés du Jazz sur les rives de la bande dessinée. Il y a aussi des dessinateurs dans le journal Les Allumés du Jazz. Le dessin s'honore. Il y a des dessinateurs qui dessinent de la musique ou avec la musique, et la librairie Bulle résonne des sons de milliers de bandes dessinées.
Bulle a été créée par Samuel Chauveau en 1983. Une grande aventure mancelle qui a même permis à Tintin de parler le patois sarthois sur la Lune. Lieu d'histoire, lieu d'aventures, lieu d'échanges idéal. La soirée du 16 mai a été co-imaginée par Bulle, les Allumés du Jazz et Superforma, ce dernier organisant ces jours-là son second festival Jazz Tangentes. Fred Davy de la librairie sera le maître de cérémonie et l'excellent accueil assuré par Sarah, Pauline et Samuel bien sûr.
Quatre dessinateurs : A. Dan, Stéphane Oiry, Stéphane Levallois et Efix. Un scénariste : Vincent Hazard. Un musicien : Guillaume Séguron. Et un chroniqueur : Christian Marmonnier. Tout le monde a partie liée avec la musique : A. Dan et Vincent Hazard sont là pour présenter Strange Fruit consacré à l'histoire de la chanson popularisée par Billie Holliday et écrite par Abel Meeropol (sous le nom de Lewis Allan). Stéphane Oiry relate, sous le beau titre Les Héros du peuple sont immortels, la rocambolesque vie de Gilles Bertin, chanteur du groupe Caméra Silens et braqueur de banque. Deux ouvrages épastrouillants au coeur du geste musical, jamais loin du geste politique. Stéphane Levallois, illustrateur sur tous les tableaux (même ceux de Goya), vient de publier un album avec Joey Starr (en collaboration avec Alexandre Danchin, Paul et Louise Levallois), Supertanker. Il a aussi réalisé quelques couvertures de disques (Fantastic Merlins, Jef Lee Johnson), mais ce soir, il est là pour dessiner en duo avec le contrebassiste Guillaume Séguron, musicien qui dira plus tard avoir découvert le jazz en même temps que la BD. Vaste indication ! Et puis Efix, créateur de l'Allumette des Allumés du Jazz, auteur prolifique (illustrant Levaray ou Pagnol) commente en direct la rencontre de ses dessins. Typographie épatante, trait sûr, taquin, jamais redondant, parfois de telle anticipation que le dessin arrive en même temps que la réponse d'un débateur. Toute une histoire aussi.
Christian Marmonnier n'a pas son pareil, l'air de rien, pour engager une abondante conversation, lancer un point de ralliement où vont se retrouver et partir en balades les acteurs de cette soirée. Pour le faire dédicacer, un habitué de la librairie est venu avec son exemplaire de Comics Vinyls, l'anthologie que Marmonnier avait consacrée aux connivences entre bande dessinée et musique au travers d'un peu plus de 400 couvertures d'albums (2009, Ereme). C'est bien cette connivence qui est évoquée, interrogée, éprouvée lors de ce Trait pour Trait.
Il fut un moment question de vérité. Billie Holiday a donné tellement de versions de sa propre vie qu'il devient difficile de s'y retrouver lorsqu'on cherche la vérité. Le scénariste Vincent Hazard exprime les doutes qui l'étreignent encore au moment d'évoquer son travail documentaire, considérable, réalisé pour la bande dessinée Strange Fruit, dessinée par A. Dan. La vérité… Recréer l'ambiance enfumée des clubs de jazz, les vêtements, les paysages d'États-Unis aujourd'hui disparus : le dessin peut-il approcher la vérité ? Derrière les débattants, l'écran affiche en direct le dessin d'Efix, faisant apparaître deux hommes noirs pendus à un arbre ; quelques notes de musique flottent dans l'air. Dans le public, un enfant dessine immédiatement l'arbre sur son carnet. Les autres membres du débat se tournent vers cet écho dessiné pour le regarder silencieusement - la vérité, peut-être ? Il y a une photo de Thomas Shipp et Abram Smith lynchés en 1930 dans l'Indiana qui, dans la bande dessinée, inspire à Billie Holiday la révolte nécessaire à chanter une chanson impossible en temps d'apartheid. Le dessin d'Efix, celui de A. Dan, la photo, les regards d'une assemblée fournie, dans l'annexe de la Librairie Bulle, ce soir de 16 mai. Stéphane Oiry évoque la vérité des concerts punk des années 80, Christian Marmonnier en revient à l'histoire de la BD. Un enfant, toujours le même, croque une voiture souriante, ligne claire déjà bien mûrie. Les téléphones sont pour l'essentiel rangés. Abel Meeropol a écrit « Strange Fruit », Billie l'a chanté, Gilles Bertin a fait des braquages et de la musique. La vérité, vraiment ? Ce qui importait ce soir-là était dans ce débat qu'il y avait tant de vérités qui étaient les leurs, les siennes, les nôtres ; et à la question initiale, « Trait pour trait », des influences de la musique sur le dessin, s'étaient ajoutées tant de questions qu'on pouvait enfin écouter et contempler un concert dessiné en forme de réponse à l'infini, ouverte aux questionnements innombrables de tant de vérités.
Comme on pouvait le voir dans les jam sessions de Kansas City (par exemple, allez hop !), Efix laisse sa place à Stéphane Levallois, pendant que Guillaume Séguron s'installe avec sa contrebasse. Le concert dessiné commence alors qu'une partie de la salle n'en a pas encore pris conscience et qu'un petit groupe au fond semble bruyamment suspendu aux résultats d'un match de football. Crayons et craies s'agitent au fil des traits de contrebasse alors que le silence s'invite. Il ne dit pas la vérité, il dit l'éclair vécu. « Moon River » d'Henry Mancini émerge quand se précise un visage lumineux. La dernière séquence propose une composition Contours #1 jamais interprétée en public et ce sont plusieurs visages qui bourgeonnent et offrent à voir et entendre quelque chose d'assez rare au fond : la beauté avant la beauté, trait pour trait.
Références :
A. Dan et Hazard : Strange Fruit (Dupuis)
Stéphane Oiry : Les Héros du peuple sont immortels (Dargaud)
Stéphane Levallois (avec Joey Starr, Alexandre Danchin, Paul Levallois, Louise Levallois) : Supertanker (Robert Laffont)
Efix (avec Serge Scotto) : Le Schpountz (Bamboo éditions)
Christian Marmonnier (avec Gilles Poussin) : Métal Hurlant : La machine à rêver (1975-1987) (Denoël)
Guillaume Séguron : albums disponibles aux Allumés du Jazz.
Remerciements particuliers à : Cédric Charbonnier, Julien Martineau, Victor Azevedo, Charlène Parrassin et Anne-Marie Parein et à toutes celles et ceux qui ont oeuvré pour cette soirée.
Photographies : Z. Ulma, B. Zon et Bulle