POLLUTION: LA FACE CACHÉE DU VINYLE

Publié le 2020-03-11
Temps de lecture : 7 min.
Les Allumés du Jazz
POLLUTION: LA FACE CACHÉE DU VINYLE
Les Allumés du Jazz

Pollution La face cachée du vinyle

The Guardian (Londres)

Alors que la musique se consomme aujourd’hui presque exclusivement en ligne, le vinyle fait un étonnant retour en force.
Deux supports différents, un même problème : les effets néfastes sur l’environnement.
À l’intérieur d’une usine états-unienne de pressage de vinyles – les patrons ont souhaité que je ne divulgue pas l’adresse – des dizaines de machines hydrauliques tournent jour et nuit dans un fracas de métal. Il s’en dégage des senteurs douceâtres de graisse chaude et de plastique fondu. On dirait des reliques d’un autre âge, et c’est effectivement ce qu’elles sont. Pour l’essentiel, les principes technologiques du pressage de disques n’ont pas varié depuis un siècle et ces machines elles-mêmes sont vieilles de plusieurs décennies.

Le marché du vinyle continue de croître, même s’il est sans commune mesure avec le chiffre d’affaires du streaming.
Aujourd’hui, les Américains dépensent autant en vinyles qu’en CD, tandis qu’au Royaume-Uni les ventes de vinyles ont atteint 4,3 millions d’unités l’an dernier, en hausse pour la douzième année consécutive. Donc, si vous faites partie des millions de gens qui sont revenus aux disques vinyle, vous aimerez savoir d’où ils viennent et comment on les fabrique. Chaque station de pressage comporte des cuves, appelées “trémies”, remplies à ras bord de granules de polymère [de plastique] qui ressemblent à des lentilles. Ils sont déversés dans la machine, puis fondus pour former des galettes de la taille de palets de hockey, qui seront ensuite pressées en formede disques.
Les salariés ne veulent pas nous montrer l’entrepôt où la société stocke son plastique. Mais on en découvre l’origine sur les boîtes en carton, grandes comme des réfrigérateurs, disposées sur le sol devant les machines de pressage : elles sont barrées de grandes lettres rouges qui indiquent “vinyle compound” [“composé vinylique”] et “Product of Thailand”.

Pour une poignée de granulés
Si les granules de vinyle sont transportés dans de grands cartons, il n’en faut qu’une poignée pour fabriquer un disque. Des entreprises pétrochimiques américaines fournissaient une bonne partie de cette matière première, avant que le marché du disque vinyle n’entame son déclin en 1990, faisantdisparaître la chaîne d’approvisionnement américaine.Aujourd’hui que la platine est revenue à la mode, les ingrédients des 33-tours sont fabriqués hors des frontières américaines.
Plus de la moitié du polychlorure de vinyle (PVC) utilisé aujourd’hui par les fabricants de disques aux États-Unis provient de Thai Plastic and Chemicals Public Company Limited (TPC), qui a son siège à Bangkok. TPC fabrique ce vinyle spécialisé sur les rives du fleuve Chao Phraya, à environ une demi-heure en voiture au sud de la capitale. Après un an de courriels restés sans réponses et des semaines à me faire raccrocher au nez, j’ai enfin obtenu un début d’invitation pour visiter les équipements de TPC et j’ai pris le premier vol pour la Thaïlande.Comme par hasard, la première personne que j’ai rencontrée à Bangkok était un ingénieur pétrochimique belge à la retraite. Il a eu l’air étonné quand je lui ai dit non seulement que les ventes de disques vinyle étaient reparties à la hausse depuis 2005, mais aussi que l’industrie continuait à utiliser ce qu’il considérait comme un matériau crasseux et démodé. En revanche, il était sûr d’une chose : TPC n’allait pas me laisser voir comment elle fabriquait le PVC. La suite lui donnerait raison.
Comme on pouvait s’y attendre, l’usine de TPC était étroitement surveillée, et les vigiles ont refusé de me laisser entrer ; je n’ai jamais vu l’intérieur et je n’ai eu aucun contact avec des représentants de TPC. Seul un porte-parole de SCG Chemicals – la société mère de TPC et l’un des plus grands groupes pétrochimiques d’Asie – a accepté de me rencontrer à mon hôtel pour parler de cette activité.

Des effluents toxiques
Si jamais vous avez déjà pétri de la pâte à modeler et que vous l’avez placée dans un gadget ressemblant à un presse-ail pour la faire ressortir de l’autre côté, alors vous savez comment le composé de PVC est fabriqué. Une fois le PVC synthétisé à partir des produits chimiques qui le composent, la résine brute est mélangée à plusieurs additifs, chauffée pour former un composé de plastique fondu, que l’on pousse à travers un moule pour obtenir une sorte de spaghetti, puis découpée en granules.
Le PVC contient des produits chimiques cancérigènes et sa fabrication produit des effluents toxiques.On sait que SCG Chemicals déverse ces eaux souillées dans le Chao Phraya, comme l’affirmeGreenpeace, pour qui TPC “est connue pour ses activités polluantes”, lesquelles remontent au début des années 1990. Un responsable de la gestion de marque et de la responsabilité sociale de l’entreprise s’est refusé plusieurs fois à tout commentaire détaillé par courriel.Il est impossible de savoir quelle est la proportion des rejets dans le Chao Phraya, ou quelle quantité de pollution est directement liée à la production de 33-tours. En revanche, une chose est sûre : les disques vinyle, ainsi que les cassettes et les CD, sont des produits dérivés du pétrole. Un bon milliard d’unités ont été fabriquées et détruites depuis le milieu du XXe siècle.
Aux États-Unis, au plus fort des ventes de 33-tours, de cassettes et de CD, ce secteur engloutissait environ 60 000 tonnes de plastique par an. En utilisant des moyennes actuelles, ainsi que les poids standards de chacun de ces formats, cela équivaut à plus de 140 000 tonnes d’émissions de gaz à effet de serre chaque année, uniquement aux États-Unis. La musique, comme tant d’autres secteurs d’activité, est prisonnière du pétrocapitalisme.

Rejeter les supports matériels pour passer au streaming, est-ce la solution ?
La question est mal formulée, car supports numériques et supports matériels ne font qu’un. Même si les fichiers audio numériques paraissent virtuels, ils reposent sur des infrastructures de stockage de données, de traitement et de diffusion dont les émissions de gaz à effet de serre sont potentiellement plus importantes que celles des plastiques pétrochimiques utilisés dans la production de formats évidemment plus matériels. Autrement dit, le streaming brûle du charbon, de l’uranium et du gaz.

Moins de plastique, plus de CO2
La quantité d’énergie nécessaire à la diffusion en streaming d’un seul morceau ou album est négligeable – bien inférieure à celle qu’il faut pour obtenir la même musique sur un vinyle, une cassette ou un CD –, mais de telles comparaisons ratent l’essentiel. Car il faut bien comprendre les effets énergétiques cumulés des milliards d’amateurs de streaming qui souhaitent un accès instantané à une quantité illimitée de musique.Du fait de ce mode de consommation, l’industrie musicale émet davantage de gaz à effet de serre, même si aujourd’hui elle utilise beaucoup moins de plastique qu’autrefois.
À en croire des estimations prudentes, ces émissions s’élèveraient à 200 000 tonnes par an après 2015, tandis que les estimations les plus pessimistes penchent plutôt pour 350 000 tonnes par an – soit plus du double des émissions de l’industrie du disque aux États-Unis, au plus fort de la production de vinyles, de cassettes et CD. Les fichiers audio numériques individuels utilisent moins d’énergie que ceux enregistrés dans les formats antérieurs. Mais ces économies d’énergie individuelles sont rattrapées par une augmentation de la consommation générale.

En Europe, les énergies renouvelables battent le charbon
Les appareils requis pour accéder à ces infrastructures – smartphones, tablettes, ordinateurs portables – nécessitent l’exploitation de ressources naturelles et humaines dans divers endroits de la planète. Ces produits sont ensuite soumis aux caprices de la mode et sujets à l’obsolescence. Ils finissent dans desdécharges, grignotant de nouveaux territoires.

Pourtant, des solutions pratiques commencent à apparaître. Un groupe de huit sociétés néerlandaises cherche des moyens de rendre le vinyle plus écologique, en fabriquant des disques à partir de matériaux recyclables permettant de se passer du PVC. Pourtant, en octobre, à Los Angeles, lors de la principale conférence interentreprises sur les formats musicaux plastique, leurs enregistrements Green Vinyl Records, encore à l’état de prototypes, ont suscité l’hilarité parce qu’ils avaient un son “épouvantable” et sentaient le “bas de gamme”.

Un bourdonnement intermittent
L’un des dirigeants du consortium s’est plaint auprès de moi du conservatisme des accros au vinyle. J’ai écouté le disque de démonstration, et il est vrai qu’il ne donnait pas l’impression d’un 33-tours classique. Le bruit de fond ne ressemblait pas à ce à quoi j’étais habitué, et il y avait même un bourdonnement intermittent – comme si le disque lui-même avait des acouphènes. Il était d’une souplesse inhabituelle, les bords étaient épais.
Mais si c’est là le son et l’aspect extérieur d’un produitfabriqué à partir de matériaux moins polluants que le PVC, alors ces caractéristiques ne sont pas des imperfections, mais des attraits.Les services de streaming comme Spotify ont commencé à diffuser des informations concernant leurs effets sur l’environnement. Même si les chiffres qu’ils publient laissent à penser que leur empreinte écologique diminue, ils ne fournissent des informations que sur leurs propres centres de données.
Or, Spotify a sous-traité une partie de ses infrastructures à Google Cloud, si bien que sa pollution doit êtrenbien plus importante que ce qu’elle indique.À mesure que de plus en plus de services de streaming sous-traitent le stockage et le traitement de leurs données à des sociétés de cloud, ils sous-traitent aussi leurs responsabilités en matière de consommation d’énergie et d’émissions polluantes. Comme me l’a dit un ingénieur du streaming, “tant que nous avons une couche d’ozone, nous vivons dans le cloud.Il peut être troublant de découvrir que quelque chose d’aussi merveilleux que la musique est inséparable de ces réalités alarmantes.
Mais affronter ces réalités est la seule manière de les comprendre et peut-être de les améliorer. Je repense au curieux bourdonnement du disque recyclable et je me dis qu’en fait, ce que je trouve dérangeant, c’est le léger grésillement du vinyle, qui porte la marque du pétrocapitalisme."

Kyle Devine
Cet article a été publié dans sa version originale le 28/01/2020.

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