SERIE BLEU INDIGO

Publié le 2010-12-01
Temps de lecture : 4 min.
Les Allumés du Jazz


 
musée du quai Branly
222, rue de l'Université
75343 Paris Cedex 07
01 56 61 70 00
www.quaibranly.fr
 
Mike Reed’s People, Places & Things
Tim Haldeman (saxophone ténor), Greg Ward (saxophone alto), Jason Roebke (contrebasse), Mike Reed (batterie).
Samedi 11 décembre 2010 – 18h
 
 
Des sofas, des fûts, des tentures, des ventilateurs, des lampes basses, des canalisations : nous sommes au Hungry Brain, à Chicago, le dimanche 24 août 2008, où Mike Reed programme une série de concerts hebdomadaires. Dehors, deux ratons laveurs traversent la rue. Dedans, une quarantaine de personnes s’attendent à tout. Avant le concert de People, Places & Things, le tromboniste Julian Priester (celui-là même, oui, qui a joué avec Sun Ra, Lionel Hampton, Max Roach, John Coltrane, Herbie Hancock, Duke Ellington ou Sam Rivers) se remémore le Captain Walter Dyett qui chapitra tant de musiciens du Midwest, des années 30 aux années 60, de Bo Diddley à Shaku Joseph Jarman, de Von Freeman à Nat King Cole. À ses élèves, l’irascible professeur révélait que la principale raison pour laquelle ils n’osaient pas sauter de toit en toit, et se sentaient par conséquent obligés de descendre et de monter les escaliers d’immeubles monotones, était leur manque de discipline et de confiance en eux-mêmes. Qu’ils fassent un sort à cette frayeur et il se découvriraient des ailes.
Défi relevé par Mike Reed. Et c’est tout un programme, People, Places & Things : situer la musique, telle qu’elle a été créée par certains hommes, en certains lieux, dans certaines conditions, pour être confiée à d’autres, pour que d’autres y apposent leur sceau. « C’est l’une des plus belles choses dans cette musique, rapporte le jeune batteur : on est toujours en quête de soi-même, ça ne s’arrête jamais, au risque de devenir frustrant. On pense pouvoir maîtriser quelque chose, mais on ne peut maîtriser le fait d’être en vie. Il faut perpétuellement tenter de tout équilibrer : même si l’on pense avoir découvert quelque chose, il faut encore comprendre ce que cela signifie à ce moment précis. » Mike Reed, musicien et activiste (il est directeur artistique du Pitchfork Music Festival, co-responsable de l’Umbrella Music Festival, vice-président de l’Association for the Advancement of Creative Musicians), a donc éprouvé le besoin de revenir sur une histoire qui fait le lien, d’une émergence à l’autre : le tournant des années 60 à Chicago, quand il ne s’agissait déjà plus de « bop » et pas encore de « free ». Il y a des modernités qui résistent mieux à l’épreuve du temps que d’autres. Et dans un premier temps, Reed a invité l’alto fuselé de Greg Ward, le ténor téméraire de Tim Haldeman et la contrebasse à souder de Jason Roebke, à extrapoler avec lui à partir d’un répertoire constitué de compositions de Sun Ra, Clifford Jordan, John Jenkins ou Wilbur Campbell – encore actuelles parce que définitivement actualisables – et de compositions originales qui ne sont pas « à la façon » des précédentes, mais qui montrent tout ce que leur doivent les manières de faire d’aujourd’hui. Dans un second temps, inversant la procédure, il a convié certains grands anciens ayant connu cette époque (tels Priester, le trompettiste Art Hoyle ou le saxophoniste Ira Sullivan) à jouer le jeu de son quartette. Dans un troisième temps, il a étendu le répertoire du groupe à plusieurs musiciens créateurs de la nouvelle génération chicagoane : le tromboniste Jeb Bishop, le saxophoniste David Boykin ou le guitariste Jeff Parker.
Ainsi donc, People, Places & Things développent une approche féline, scrutatrice et véloce, de la tradition chicagoane d’hier et de demain – Ancient to the Future. Chaque composition est abordée de manière constructive (on expose les thèmes qu’il y a à exposer, on tient les rythmes qu’il y a à tenir) et déconstructive (on cherche en elle ce qui pourrait la faire dévier et différer), sans l’ironie facile des post-modernes. En variant subtilement la gamme de leurs effets, les individualités du groupe ouvrent grand l’éventail des possibilités de la musique. Les saxophones s’enlacent et s’écorchent, la contrebasse (articulée et désarticulée) et la batterie (sèche et diffuse) forment un vivier de contrecoups et de relances. Tout est affaire d’arrangements, de l’imbrication des parties plus ou moins collectives à l’enchaînement des contributions plus ou moins individuelles qui les traversent, le plein et le délié, de l’emboîtement des séquences aux déboîtages des solos, pris à la volée. Mais « solo » est une piètre notion par ici : le soliste emporte souvent l’un ou l’autre de ses compagnons avec lui, et il se passe décidément trop de choses autour d’eux, quand ils sont partis, pour ne pas céder à l’invitation aux voyages les plus fabuleux dans le temps présent.
 
 
BLEU INDIGO
 
Bleu Indigo, cela pourrait être la couleur associée au blues et au blues people, à la fois une couleur (la septième, la mystérieuse, entre le bleu et le violet), un registre et un sentiment, par extension le Mood Indigo de Duke Ellington, et cela pourrait être la plante des plantations, pour mémoire, laquelle donne cette teinte si particulière que les Yoruba, les Mandé ou les Ibo liaient au blanc afin de s’attirer diverses protections magiques.
Pour la première saison d’une série de concerts consacrée à cet hybride musical né au tournant de l’autre siècle, et s’aventurant dans celui-ci, un programme original et novateur fait la part belle à de jeunes talents venus d’Outre-Atlantique dont les différents projets, pour la plupart inédits en France, ont ceci de commun qu’ils frayent tous de nouvelles voies à la musique créative aujourd’hui. Car cet art musical désormais historique continue d’être légendaire, voire visionnaire. Placées sous l’indéfinissable couleur du bleu indigo, sous son charme aussi, ces sept « jazz sessions » proposent l’équivalent d’un parcours initiatique, retraçant symboliquement les routes empruntées « à l’origine », du Deep South (John Hébert’s Byzantine Monkey, Matana Roberts’ Coin Coin) jusqu’à l’East Coast (Tyshawn Sorey Quartet, Steve Lehman Octet, Farmers by Nature), en passant par le Midwest (Mike Reed’s People, Places & Things, Chicago Underground Duo), et faisant la liaison avec l’espace archipélique de l’Atlantique noir, que ce soit en direction de l’Amérique du Sud (Sao Paulo Underground), de l’Afrique ou de l’Europe (Steve Lehman Octet, Matana Roberts’ Coin Coin).
C’est donc moins le jazz qui « arrive » au musée que le musée qui « part », dans une atmosphère nécessairement chaleureuse permettant l’échange avec les improvisateurs à l’issue des concerts, pour le pays de cocagne d’une musique en liberté(s).

 

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