À L'OCCASION DU DISQUAIRE DAY

Publié le 2017-04-20
Temps de lecture : 3 min.
Les Allumés du Jazz

(2 ou 3 choses à propos de la production indépendante)

par les Allumés du Jazz *

Cette année, deux figures marquantes de ce que l’on nomme en musique « la production indépendante » nous ont quittés, deux figures inspiratrices, deux figures de compagnonnage porteur de sens : Nat Hentoff et Gérard Terronès. Le premier, journaliste politique et musical fut le commentateur indispensable pour tout ce qui, à l’aube des années soixante, « avait quelque chose à dire » d’Ornette Coleman à Bob Dylan. Il fut par amitié compétente, pour Candid qu’il créa, le producteur d’albums majeurs de Charles Mingus, Max Roach, Cecil Taylor, Abbey Lincoln ou Steve Lacy. Le second fut un agitateur digne de ce nom qui par tous les moyens entendit faire entendre en France ceux qui « avaient aussi quelque chose à dire ». Il fut directeur de club, disquaire, agent, organisateur de concerts et de festivals et producteur terriblement indépendant des disques Futura puis Marge. Préférant le vivant aux barrières de style, il fut le catalyseur permettant à des musiciens aussi déterminés que Jacques Thollot, Bernard Vitet, Jac Berrocal, Georges Arvanitas, Siegfried Kessler, Barre Phillips, Michel Portal, Raymond Boni, de trouver un champ d’expression possible voisinant avec les productions d’artistes comme Archie Shepp, Mal Waldron ou Dexter Gordon.

Dans la cohue incompréhensible qui semble de nos jours présider à l’avenir de la musique, que représente aujourd’hui l’idée du producteur indépendant, celle de la production indépendante ou seulement même de l’indépendance en musique ?

Nul besoin de talent de détective pour constater les violences auxquelles est soumise désormais la musique dans sa valeur d’expression pleine. Les signes d’abandon d’une industrie peu encline à protéger ses petits ont été multiples et ce bien avant les bouleversements d’internet. On citera comme simple exemple le remplacement progressif puis brutal de directeurs artistiques avisés par des spécialistes du marketing avec les résultats que l’on sait.

Aujourd’hui, les espaces de ventes se réduisent, le dépôt vente se généralise (encouragé par les trois majors restantes en mal de placement de leur fond de catalogue) et cet espace rétréci se trouve inondé de références recyclées souvent à prix cassés, ce qui augmente les difficultés de perception et d’exposition pour les nouveautés et plus encore pour celles issues des productions indépendantes. La cessation d’activité ou le rachat de distributeurs eux aussi indépendants, dont certains créateurs de modèles, tend également la situation et augmente une concentration peu favorable à la diversité. La gratuité de la musique enregistrée (sans omettre la piraterie officialisée) et la pratique du streaming (aux revenus insignifiants) sont acquises pour un grand nombre et tendent également à écarter les productions indépendantes. Les maîtres d’internet deviennent les nouveaux maîtres de la musique. La musique est virtuellement partout, largement consommée. Les grandes salles de spectacle sont achetées puis possédées par les milliardaires qui les transforment en lieux musico-touristiques (la nostalgie n’a pas de prix). Le musicien se trouve de plus en plus pris entre jouer côté riches (prix d’entrée exubérants) ou côté pauvre (au chapeau). On se passerait de la tentation de caricaturer les fractures et les enjeux.

L’offensive est lourde tendant la musique à se gadgétiser jusqu’à l’anesthésie.

Pourtant, non comme des rescapés d’un système ancien, mais comme la perpétuation d’un geste forcément vital, des producteurs indépendants aujourd’hui s’entêtent à réaliser des albums, de façon collective, autrement que d’anonymes playlists : des histoires de musique, mises en scène, mises en relief. Tous y ont leur place pour une présentation publique assumée et défendue : le musicien bien sûr, mais aussi ses compagnons indispensables comme le producteur et conseiller artistique, l’ingénieur du son, les graphistes, illustrateurs ou photographes sans oublier les disquaires dont l’influence et la relation sociale ont été une constante de l’évolution musicale et ses rapports.

Chaque année, l’on consacre une journée Disquaire Day (qui cette année tombe un jour avant l’élection présidentielle - dont les candidats ont bien peu parlé de musique) pour saluer leur existence, leur survivance devrait-on dire. Si l’on apprécie le geste, on peut regretter que l’événement soit devenu surtout une course à la rareté, au précieux 33tours, un moment fortement nostalgique où il est peu question de demain.

Pouvoir produire des albums aujourd’hui nécessite d’avoir eu d’emblée beaucoup de succès (rarissime) ou un petit pécule d’avance (assez rare aussi), de se confronter à un endettement blessant (fréquent), de faire une incessante gymnastique avec les aides de sociétés civiles ou de sociétés privées à but non lucratif qui restent des partenaires fiables (SCPP, SPPF, MFA, Sacem, FCM, Adami). Impossible de se contenter seulement de l’une ou l’autre de ces possibilités (ou une combinaison de l’ensemble) sans l’opiniâtreté nécessaire ensuite à la défense à long terme des albums réalisés.

On ne saurait trop rappeler que soutenir la musique dans toutes ses capacités d’expression, c’est l’écouter sans égoïsme, sans habitude, sans détachement, et la pratiquer, que l’on soit le joueur ou l’entendeur dans toute sa plénitude, toute son intelligence, en comprendre les nécessités.

Pour terminer ce petit billet dont la seule ambition est d’attirer un peu l’attention, on citera Nat Hentoff lors d’un entretien avec Les Allumés du Jazz le 21 février 2004 : « Les labels indépendants sont vitaux pour la carrière des musiciens dont la plupart des grandes maisons ne se soucient pas ou peu (...) Mais les nouveaux musiciens, et c'est encore plus vrai aujourd'hui qu'à l'époque de Candid, ont leur sort intrinsèquement associé à celui des labels indépendants. Il faut donc les soutenir avec force. »

* Les Allumés du Jazz est une association de 65 producteurs et productions indépendantes (parmi lesquels on compte aussi des musiciens producteurs) qui se sont fédérés en 1995. Ils publient le Journal Les Allumés du Jazz à la périodicité aléatoire.

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